Fichage de vos convictions, de vos activités sur internet, de vos déplacements, de votre état de santé… On voit mal sur quoi, depuis les décrets du 4 décembre, l’Etat français n’aurait pas le droit de collecter les données. Mais le modèle de société qui s’est instauré en Occident pourrait-il même fonctionner sans un contrôle social sévère? La pandémie occupe aujourd’hui le devant de la scène, et donc, plus ou moins, tout le reste passe à l’arrière-plan. Plus ou moins. Car, en même temps, la vie continue. Témoin, en France, ces trois décrets du 4 décembre dernier, élargissant les possibilités légales de fichage des personnes «présentant un danger pour la sûreté de l’État», ou encore pour les «intérêts fondamentaux de la Nation».
Par ces textes, l’État se donne à lui-même le droit de collecter des données sur les opinions politiques des personnes ici visées, sur leurs convictions philosophiques et religieuses, leurs activités sur Internet, leurs déplacements géographiques, leur état de santé, etc. Sur tout, en fait. On voit mal en effet sur quoi, désormais, l’État français n’aurait pas le droit de collecter de données.
On dit il est vrai que cela ne concerne que les personnes «présentant un danger pour la sûreté de l’État», respectivement «pour les intérêts fondamentaux de la Nation». Mais de telles expressions sont très élastiques. L’affaire de Tarnac il y a une dizaine d’années et plus récemment l’épisode des Gilets jaunes nous ont appris qu’il n’en faut pas beaucoup aujourd’hui en France pour se voir traité de «terroriste». Nous n’allons pas ici pas ici perdre notre temps à pleurer sur nos libertés perdues ou d’autres choses de ce genre. Essayons plutôt de comprendre ce qui se passe (1). Adapter la loi à la pratique. L’État français n’a évidemment pas attendu le 4 décembre 2020 pour ficher ses propres citoyens, qu’ils présentent ou non un danger pour la «sûreté de l’État» ou pour les «intérêts supérieurs de la Nation». Il le fait depuis longtemps. Tous les États en réalité le font, l’État français comme les autres. Croit-on peut-être que l’État, disons suisse, ne collecte pas de données sur les opinions politiques et religieuses de ses propres citoyens, sur leurs déplacements géographiques, leur état de santé, et cætera? Évidemment qu’il le fait (même s’il prétend le contraire et prend des airs de vierge effarouchée chaque fois qu’on aborde le sujet). Comme aussi l’État allemand, italien, autrichien, etc. C’est évidemment contraire à la démocratie, mais s’il fallait dresser une liste de toutes les atteintes actuelles à la démocratie dans les pays qu’on vient de citer, on y passerait de longues heures. Ce n’en est qu’une parmi d’autres, non la pire, d’ailleurs. Qu’y a-t-il dès lors de nouveau dans ces décrets? Deux choses.
La première est qu’ils légalisent ce qui jusque-là était interdit et ne se faisait dès lors qu’en cachette. L’État n’a plus besoin désormais de se cacher pour le faire, il peut le faire ouvertement. Il y gagne ainsi en confort. On retrouve ici une tendance assez générale à notre époque, celle de se moquer des formes et des convenances, pour jouer désormais cartes sur table. Ici aussi on joue cartes sur table, et pensez de moi ce que vous voudrez: l’État c’est moi. Sauf que, dans le cas présent, on ne se limite pas à supprimer tous les masques, tous les déguisements, on adapte la loi à la pratique. La loi est ici très claire: l’État a tout à fait le droit d’espionner ses propres citoyens et de les ficher. On serait en tout cas très mal venu de lui en faire le reproche. On reste ainsi dans le cadre de l’État de droit. Les dictatures se montrent toujours très respectueuses de l’État de droit. On change la loi s’il le faut, mais on la respecte toujours.C’est la première nouveauté.
La seconde s’inscrit dans le prolongement de la première, en ce sens que lorsqu’on dit que l’État peut faire un certain nombre de choses, on sous-entend bien évidemment qu’il doit les faire. Ce n’est pas seulement une possibilité offerte, mais une obligation. L’État se doit de collecter des données sur les personnes présentant un danger pour la «sûreté de l’État» ou pour les «intérêts supérieurs de la Nation», autrement il faillirait à sa tâche. C’est ce que dit en fait le texte. Or, encore une fois, de telles incriminations sont très floues. Plus fondamentalement encore, il est très difficile de définir objectivement qui au juste présente ou non un «danger» pour la «sûreté de l’État», ou pour les «intérêts supérieurs de la Nation». Le texte se garde bien d’ailleurs de le faire. On peut donc en inférer que nous avons tous aujourd’hui vocation à être fichés: tous et sans exception. C’est ce que dit aussi le texte. Mais évidemment sans le dire tout en le disant.
De tels textes ne changent donc rien à l’état de choses actuel (le fichage généralisé et à large échelle), mais d’une part ils le clarifient, transforment le fait en droit, et d’autre part opèrent un passage à la limite. Le changement est ici surtout mental. Il faut aujourd’hui se pénétrer de l’idée qu’il est tout à fait normal et même banal d’être fiché, et que c’est plutôt le contraire qui est anormal: ne pas être fiché. L’État a le droit de tout savoir sur tout le monde, et il est dès lors légitimé à nous ficher, de même qu’il l’est à recueillir notre ADN ou nos caractéristiques biométriques. On rappellera ici au passage qu’on n’a pas le droit aujourd’hui en France de s’opposer à un prélèvement d’ADN et qu’un tel refus peut entraîner une condamnation à un an de prison et 15’000 euros d’amende. Là encore c’est la loi qui le dit, et donc on ne saurait sérieusement prétendre que la France n’est pas un État de droit. Dans cette approche, quelle serait, objectivement parlant (car, là, on échappe à toute subjectivité), la personne la plus dangereuse pour la «sûreté de l’État», les «intérêts supérieurs de la Nation», etc.? Assurément celle qui essayerait d’échapper au fichage généralisé et mieux encore y parviendrait: là, incontestablement, l’État se devrait d’intervenir. À ce titre, les premières personnes à ficher sont bien évidemment celles ne voulant pas se laisser ficher.
Multiculturalisme: pas sans flicage. Au-delà, il importe de resituer ces décrets dans leur contexte, à savoir le devenir d’ensemble du régime occidental, en même temps que la logique qui le sous-tend et probablement aussi l’explique. Il ne faut pas abuser de l’explication fonctionnelle, mais en l’espèce elle se propose assez naturellement. Les dirigeants actuels, on le sait, font reposer leur pouvoir sur l’ouverture des frontières et le brassage concomitant des populations, deux phénomènes ayant pour effet de pulvériser l’espace social, littéralement de le transformer en poussière, on pourrait aussi dire de le liquéfier. Les anciens États-Nations européens ont aujourd’hui disparu, ou n’ont plus d’autre existence que décorative. En lieu et place se sont implantés des systèmes dits multiculturels, en réalité multiraciaux, systèmes par principe instables et traversés de tensions multiples et variées. Ces tensions sont en partie voulues et instrumentées, mais les dirigeants veillent en même temps à ce qu’elles se maintiennent en certaines limites, celles au-delà desquelles les désordres existants, au lieu de leur profiter comme on le voit aujourd’hui, pourraient le cas échéant se retourner contre eux, ce qu’ils préféreraient évidemment éviter. De tels désordres oui, pourquoi pas, une guerre civile en revanche non, c’est trop risqué. C’est pourquoi, en même temps qu’ils achèvent de démanteler les frontières et d’éradiquer ce qui subsiste encore de l’ancien monde, ils s’emploient à donner toujours plus de pouvoirs à la police, dans l’espoir de garder ainsi le contrôle de la situation. On considère en effet (non sans raison) que c’est le seul moyen. C’est évidemment un jeu dangereux, car si puissante que soit la police, elle ne peut pas faire de miracles. Elle peut retarder certaines échéances, non indéfiniment les différer. Mais c’est toujours ça. On pourrait énoncer comme principe que plus une société est divisée intérieurement, plus elle a besoin d’une police forte si elle entend se maintenir en tant qu’entité sociale, et ainsi échapper au chaos, à la guerre de tous contre tous. D’une police forte et bien sûr aussi de tout ce qui va avec: lois de plus en plus répressives et/ou intrusives, censure, violences judiciaires, etc. En ce sens, l’État policier est l’adjuvant nécessaire et obligatoire du multiculturalisme, presque son corrélat. Il en conditionne la possibilité. On s’interroge parfois sur la viabilité du modèle multiculturel. Chacun a en tête certaines pages de Tocqueville sur le sujet. Le multiculturalisme livré à lui-même n’est pas en effet une formule très viable. Certains parlent même d’échec programmé. Il en va différemment lorsqu’il entre en symbiose avec l’État policier. Là il peut se révéler plus résistant.
Note: Conformément au conseil de Spinoza: «J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre (Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere)» (Œuvres complètes, Pléiade, 1967, p. 920).
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